À toutes les gloires de l’autorité

(Publié dans Le Devoir [Montréal], 18 septembre 2012)

Le plaidoyer d’Yves Rabeau dans Le Devoir du 10 septembre exprime aussi bien que faire se peut les arguments pour interdire l’acquisition d’Astral par Bell. Tous les économistes ne les partagent pas. Loin de là.

Le premier argument de M. Rabeau est le plus standard. En acquérant Astral, dit-on, Bell obtiendrait une « position dominante » et cette « forte concentration » du marché nuirait aux consommateurs. Depuis quelques décennies, un nombre croissant d’économistes se sont demandé si ces concepts avaient quelque utilité. La réponse est négative.
M. Rabeau, par exemple, invoque quelques indicateurs qui, selon ce qu’ils mesurent, vont de 40% (redevances des chaînes spécialisées) à 80% (« contrôle […] des montants dédiés à l’acquisition de contenu des chaînes spécialisées francophones au pays »). En forçant un peu plus, on trouverait bien un 100% quelque part : par exemple, Bell produirait 100% de ce qu’elle produirait.

La signification de ce genre de pourcentages est brumeuse. Google jouit d’un quasi-monopole de la cartographie Internet, mais cela n’empêche pas la concurrence de DeLorme ou de Tomtom. Les économistes ont découvert que le marché est davantage un processus de découverte qu’un idéal à atteindre en termes de nombre d’entreprises ou d’atomisation du marché. Ce qui importe, c’est que les entreprises établies et les nouveaux entrants, actuels ou potentiels, ne soient pas légalement empêchés d’offrir de nouveaux biens et services aux consommateurs. À ceux-ci de décider ce qui correspond le mieux à leurs préférences et à leurs moyens.

Du haut d’un siège bureaucratique au CRTC, d’une chaire universitaire, ou d’un trône de philosophe-roi, on ne peut déterminer a priori ce que les consommateurs choisiront. L’avancée des nouvelles entreprises et des nouvelles technologies dans les télécommunications attestent les bienfaits de la concurrence. Le CRTC, de son côté, n’a rien inventé (pas plus que le Bureau de la concurrence). Laissons donc les pauvres consommateurs canadiens décider des services et du « contenu » qu’ils veulent.

Le second argument de M. Rabeau, qui se rapporte justement à ce genre de considération, semble plus défendable. « Plusieurs des chaînes spécialisées d’Astral, explique-t-il, sont des constructions du CRTC qui leur a octroyé un monopole thématique ou la distribution obligatoire. » Ces privilèges accordés par le CRTC produisent des « profits à caractères monopolistique » que Bell s’approprierait en acquérant Astral. Autrement dit, le marché des télécommunications est émaillé d’éléments monopolistiques et d’inefficacités créés par la réglementation étatique.

Mais au lieu d’en déduire qu’il faut travailler à la suppression de ces entraves à la concurrence (et renvoyer le CRTC à l’époque « du rouet et de la hache de bronze », comme aurait dit Friedrich Engels), M. Rabeau conclut qu’il faut réglementer et contrôler encore davantage en interdisant maintenant à Bell d’acquérir Astral. Il faut de nouveaux contrôles et prohibitions pour régler les problèmes créés par les contrôles et prohibitions antérieurs. Étrange argument.

Je passe rapidement sur le troisième argument, selon lequel la rentabilité des chaînes spécialisées qu’acquerrait Bell permettrait à celle-ci d’« interfinancer ses autres services». Cet argument est évidemment invalide et étonne un peu de la part d’un économiste du niveau d’Yves Rabeau. Aucune entreprise rationnelle n’investira à perte dans des activités produisant un rendement moindre que ce qu’elle peut obtenir ailleurs dans le marché. Et si ces activités peuvent être menées de manière rentable, l’entreprise n’a nul besoin d’interfinancement car elle trouverait les fonds nécessaires sur le marché des capi-taux. S’il existe des obstacles législatifs ou réglementaires au financement, c’est à eux qu’il faut s’attaquer, pas à la liberté contractuelle.

Pendant des décennies et à l’instar de ce qui se faisait ailleurs dans le monde, la réglementation canadienne accorda des monopoles à des fournisseurs de télécommuni-cations. Un grand nombre d’économistes s’y opposaient à juste titre. Il est heureux que ces monopoles aient été supprimés. Mais on voudrait maintenant que les mêmes réglementeurs (que l’on appelle pompeusement « régulateurs » ou « les autorités »), dans leur infinie sagesse politique et bureaucratique, décident que telle ou telle entreprise n’a pas le droit d’en acquérir une autre ? N’a-t-on pas compris qu’il devrait plutôt être interdit d’interdire ?